Homélie du P. Jean-Claude Maingot à l’occasion de la Fête nationale Domaine National de Sainte-Anne (14 Juillet 2018)

En ce jour du 14 juillet, fête nationale, à l’occasion de la messe consulaire qui nous réunit ce soir, il nous est bon de réfléchir au lien qui unit l’Église et l’État. Les lectures qui ont été choisies pour célébrer la fête de notre nation peuvent nous aider à mieux percevoir en quoi consiste l’apport spécifique de la Bible et de la culture chrétienne à la formation de notre pays. Si la première lecture que nous avons entendue tout d’abord nous ramène à un temps biblique où la conception des relations de la religion et du pouvoir politique était essentiellement théocratique, la seconde lecture, celle de l’évangile, nous montre en quelques versets une conception de ces relations qu’on peut appeler proprement révolutionnaire. Elle est à la base, qu’on le veuille ou non, de nos démocraties modernes.

Revenons sur ces lectures. La première nous ramène à un temps de crise qui va être à l’origine de la royauté d’Israël. Jusque là, le peuple élu était, depuis son entrée dans la terre promise, gouverné par des Juges, tel Samson, dotés d’un pouvoir charismatique. Ils étaient directement suscités par Dieu, pour gouverner son peuple temporairement dans des moments cruciaux, pour le tirer d’un danger imminent. Le seul roi légitime d’Israël étant dans cette conception d’alors le Dieu mystérieux qui s’était choisi un peuple particulier parmi tous les peuples en appelant les premiers Pères Abraham, Isaac et Jacob à une alliance singulière avec Lui, alors que toutes les autres nations étaient, avec leurs rois respectifs, asservies au culte des idoles. Nous avons là une conception parfaitement théocratique du pouvoir. Mais comme nous l’avons entendu, cette conception va finalement être contestée au sein même d’Israël, le désir d’être comme les autres nations d’alentour possédant un roi bien visible va être en effet plus fort que la fidélité radicale à l’alliance avec ce Dieu mystérieux et invisible. Cependant, comme nous l’avons entendu aussi, Dieu va faire mieux que de tolérer cette nouvelle conception, il va s’en servir pour faire advenir une lignée royale qui, pour nous chrétiens, aboutira à Jésus, au Messie promis de la Nouvelle Alliance. Or c’est de cette continuité avec cette lignée royale des rois d’Israël que, pour mieux sacraliser leur dynastie, se revendiqueront nos rois de France et on finira même par en arriver à développer une doctrine du « droit divin » qui donnera une autorité quasiment divine au roi de France sacré à Reims par l’huile de la Sainte Ampoule. Tout cela, bien sûr, découlant du fait que la France, depuis le baptême de Clovis, était vue comme la « fille aînée de l’Église ».

Un des résultats les plus étonnants de la révolution française va être donc de nous faire passer d’une conception plutôt vétérotestamentaire de la relation au pouvoir politique à une relation nouvelle qui prendra davantage sa source dans le Nouveau Testament et qui de fait, après bien des vicissitudes et même des persécutions, rendra sa liberté à l’Église qu’elle avait fini par perdre sous l’Ancien Régime. L’État français post-révolutionnaire, en séparant d’une manière radicale l’Église de l’État, finira par trouver au XXème siècle un équilibre qui garantira le respect d’une autonomie mutuelle entre les affaires de l’Église et celles de l’État dont la loi de séparation de 1905 finira par devenir paradoxalement la plus belle expression.

Cette séparation des domaines religieux des domaines politiques provient dans son fond de l’évangile : « Rendez à César ce qui est à César et rendez à Dieu ce qui est Dieu. » Par cette petite phrase, l’union plus ou moins fusionnelle, quasi universelle, qu’on rencontre à l’origine dans toutes les civilisations entre le religieux et le pouvoir politique est contestée et finira par devenir obsolète dans tous les pays marqués par le christianisme.

On peut donc dire que nos démocraties modernes sont plus conformes à l’Évangile dans leur fonctionnement que ne le fut souvent l’Ancien Régime avec ses Rois très chrétiens qui furent trop souvent tentés d’utiliser la religion à leur profit pour asseoir leur pouvoir. Cette séparation moderne ne doit pas être vue, bien sûr, nécessairement comme une séparation étanche qui empêcherait toute relation constructive entre les deux domaines. Mais elle est une garantie, si elle est bien vécue, permettant d’une part à l’État d’exercer ses fonctions en reconnaissant ses limites, autrement dit, en résistant à la tentation de se diviniser en n’excédant pas son domaine de compétences au-delà du temporel, et d’autre part elle interdit au monde religieux de s’immiscer dans les questions politiques qui ne seraient pas de son ressort. Cette séparation des compétences invite à la modestie et est facteur de tolérance.

En ce jour et en ce lieu si entourés de tensions politiques, dans cette « Terre Sainte » si religieusement volcanique, il nous est bon de prendre du recul aujourd’hui à l’occasion de notre fête nationale, pour mieux réaliser la spécificité française, et plus largement européenne et occidentale, du rapport entre le religieux et le politique. C’est grâce à l’apport judéo-chrétien, à côté bien sûr d’autres influences philosophiques, que notre civilisation européenne s’est formée. Saint Jean-Paul II n’avait pas hésité à déclarer d’ailleurs, lors de sa première visite en France en 1980, qu’au fond nos valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité, quoique nées dans un autre contexte, étaient des valeurs chrétiennes.

Le fait que nous puissions, en cette église médiévale chargée d’histoire, célébrer une messe consulaire pour fêter le 14 juillet, nous montre, s’il en était encore besoin, qu’une relation apaisée peut exister entre la République française et l’Église. Le discours récent du chef de l’État français aux Bernardins en fut aussi la preuve. Bien sûr, cette relation apaisée faite de respect mutuel envers la mission spécifique de chacun ne peut toujours exclure les tensions. La loi divine peut même, dans certaines circonstances, obliger le chrétien à s’opposer à une loi qui irait contre sa conscience. L’autorité de l’État ne pouvant jamais se substituer à celle de la voix de la conscience qui, pour nous chrétiens, est la voix même de Dieu qui parle au plus profond de notre être. Mais ces difficultés, qui certes peuvent arriver, ne doivent pas nous faire oublier que fondamentalement nous nous respectons et que, dès lors, un dialogue constructif peut toujours s’instaurer entre nous.

Durant cette messe, nous prierons donc particulièrement pour notre nation qui, avec d’autres, joue un rôle spécifique ici-même, en ce pays terriblement divisé religieusement et politiquement, tourmenté. Modestement nous pouvons apporter notre contribution à la construction de la paix sur cette terre où malheureusement la tolérance devant les opinions ou les croyances d’autrui est souvent si peu développée et où les injustices et les violences sont par contre trop flagrantes.

La séparation du religieux et du politique en France est globalement source de tolérance. Elle provient au fond de l’héritage judéo-chrétien, puissions-nous, sans vouloir imposer de toute force notre modèle, le proposer sans nous lasser comme source de paix et de tolérance dans ce pays, carrefour des religions et j’oserais dire cœur du monde, qui, en dépit de ses profonds antagonismes, garde la nostalgie d’une paix qui n’est pas de ce monde.

publié le 19/07/2018

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